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avait repris le dessus ; nous bavardions sur un tel, une telle : « Oh ! ma chère, comme elle était ridicule ! — Oh ! et sa mère… tu as vu ce chapeau ? — Et le père d’Estebenet… as-tu vu ses gants blancs ?… il les avait volés à un gendarme, bien sûr ! » Et nous riions comme des folles. « Et ce pauvre Châtelain qui s’était fait friser ! ajouta Marie Lloyd. As-tu vu sa tête ? » Mais je ne riais plus. Je me rappelais qu’on m’avait fait défriser, moi, et que, grâce à cela, j’avais manqué mon premier prix de tragédie.

Arrivés chez maman, nous trouvâmes déjà installés : ma tante, mon parrain, le vieil ami Meydieu, le mari de Mme Guérard, ma sœur Jeanne toute frisée, ce qui me donna un coup de couteau dans le cœur, car elle avait les cheveux plats, et on l’avait frisée pour l’embellir, quoiqu’elle fût ravissante autrement ; et moi, on m’avait défrisée et enlaidie.

Marie Lloyd fut reçue par maman avec cette indifférence charmante et distinguée qui lui était particulière.

Mon parrain s’empressa près d’elle ; le succès était tout pour ce bourgeois. Il avait, cent fois auparavant, vu ma jeune camarade sans que sa beauté l’eût frappé, sans que sa pauvreté l’eût touché ; mais, ce jour-là, il affirma avoir prédit depuis longtemps le triomphe de Marie Lloyd. Puis il s’approcha de moi et, mettant ses deux mains sur mes épaules, il me tint en face de lui : « Eh bien, tu as tout raté ! Mais pourquoi t’obstiner à faire du théâtre ?… Tu es maigre, petite… et ta figure, assez gentille de près, est laide de loin ; et ta voix ne porte pas ! — Mais oui, ma fil.., ton parrain a raison, reprit M. Meydieu, épouse donc le minotier qui te demande en mariage ; ou cet imbécile de tanneur espa-