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Mais cela n’est que la vision matérialisée d’où s’échappe subitement l’âme qui doit dominer le personnage. En écoutant l’auteur lire son œuvre, j’essaie de définir le vouloir de sa pensée, espérant m’identifier à ce vouloir.

J’ai voulu quelquefois, avec lui, forcer le public à revenir vers la vérité et détruire le côté légendaire de certains personnages que l’histoire documentée d’aujourd’hui nous représente tels qu’ils furent en réalité, mais le public ne m’a pas suivie. Et je me suis vite rendu compte que la légende reste victorieuse en dépit de l’histoire. Et c’est peut-être un bienfait pour l’esprit des foules… Jésus, Jeanne d’Arc, Shakespeare, la Vierge Marie, Mahomet, Napoléon Ier sont entrés dans la légende.

Il est impossible désormais à notre cerveau de se représenter Jésus et la Vierge Marie accomplissant les humiliantes fonctions humaines. Ils ont vécu la vie que nous vivons. La mort a refroidi leurs membres sacrés. Et ce n’est pas sans révolte et chagrin que nous acceptons cette vérité. Mais nous nous lançons à leur poursuite dans l’éthéré du ciel, dans l’infini du rêve. Nous jetons à bas toutes les scories de l’humanité pour les laisser vêtus d’idéal et les asseoir sur un trône d’amour.

Nous ne voulons pas que Jeanne d’Arc soit la fruste et gaillarde paysanne repoussant violemment le soudard qui veut badiner, enfourchant comme un homme le large percheron, riant volontiers des gaudrioles des soldats, et, soumise aux promiscuités impudiques de son époque encore barbare, n’en ayant que plus de mérite à rester vierge héroïque. Mais nous ne voulons pas de ces vérités inutiles. Elle reste, dans la