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et Mme Guérard, ou, si elles n’étaient pas là, dans la cuisine avec Marguerite.

Et me voilà toute seule dans cette salle bizarre, avec une estrade au bout, une grande table dans le milieu, et tout autour de cette table : des hommes, grognant, grognards ou moqueurs. Une seule femme, au verbe haut, tenant un binocle qu’elle ne quittait que pour prendre sa lorgnette.

Je sentais tous les regards dans mon dos pendant que je grimpais les quelques marches.

Arrivée sur l’estrade, Léautaud se pencha et me souffla : « Faites la révérence, puis commencez, et arrêtez-vous quand le président sonnera. »

Je regardai le président, c’était M. Auber. C’est vrai, j’avais oublié qu’il était directeur du Conservatoire. J’avais tout oublié.

Alors, je fis ma révérence, et je commençai :

Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre.
L’un d’eux s’ennuyant au…

Un grognement sourd se fit entendre et un ventriloque bourdonna : « On n’est pas à la classe ici. En voilà une idée de réciter des fables… » C’était Beauvallet, le tragédien tonitruant de la Comédie-Française.

Je m’arrêtai le cœur battant.

« Continuez, mon enfant », dit un homme à la chevelure d’argent : c’était Provost. « Oui, ce sera moins long qu’une scène », exclama Augustine Brohan, la seule femme présente.

Je repris :

Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre.
L’un d’eux s’ennuyant au logis
Fut assez…