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chemin, et que je ne suis plus sur le leur, je ne les hais plus ; je les plains. Si je rencontre quelque infortuné, je tâche de venir à son secours par mes conseils, comme un passant sur le bord d’un torrent tend la main à un malheureux qui s’y noie. Mais je n’ai guere trouvé que l’innocence attentive à ma voix. La nature appelle en vain à elle le reste des hommes ; chacun d’eux se fait d’elle une image qu’il revêt de ses propres passions. Il poursuit toute sa vie ce vain fantôme qui l’égare, et il se plaint ensuite au ciel de l’erreur qu’il s’est formée lui-même. Parmi un grand nombre d’infortunés que j’ai quelquefois essayé de ramener à la nature, je n’en ai pas trouvé un seul qui ne fût enivré de ses propres miseres. Ils m’écoutoient d’abord avec attention dans l’espérance que je les aiderois à acquérir de la gloire ou de la fortune ; mais voyant que je ne voulois leur apprendre qu’à s’en passer, ils me trouvoient moi-même misérable de ne pas courir après leur malheureux bonheur : ils blâmoient ma vie solitaire ; ils prétendoient qu’eux seuls étoient utiles aux hommes, et ils s’efforçoient de m’entraîner dans leur tourbillon. Mais si je me communique à tout le monde, je ne me