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LA TENTATION DU DÉSESPOIR

ligne par ligne : elle en parcourait les étapes. C’était comme une suite de tableaux fulgurants. Elle en comptait les personnages imaginaires, elle scrutait leurs visages, entendait leurs voix. À chaque image recherchée, suscitée volontairement, épuisée, elle sentait littéralement frémir ses sens et sa raison, ainsi qu’un frêle navire dans le vent ; toujours sa douleur lucide reprenait le dessus. Elle en était à soulever délibérément en elle les puissances de désordre, appelant la folie ainsi que d’autres appellent la mort. Mais par un instinct profond à peine conscient elle s’interdisait la seule manifestation extérieure qui risquât de briser ses forces : elle ne poussait aucun cri, elle étouffait même sa plainte : un seul témoin de son délire, et c’était assez pour qu’elle perdît pied. Cela elle le savait : elle n’appelait point. À mesure que la résistance intérieure, en dépit d’elle-même, s’affermissait, ses gestes devenaient une agitation factice, sa rage s’exténuait par sa violence même. Elle redevenait par degrés spectatrice de sa propre folie. Quand elle se vit de nouveau respirant fortement ainsi qu’au retour d’un grand rêve, un calme affreux rétabli dans son âme, sa déception fut totale, absolue. C’était