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SOUS LE SOLEIL DE SATAN

venue du repas, lève les yeux sur son père et dont le petit cœur, même dans l’extrême dénuement, ne peut douter du pain quotidien.

Ils avaient fait ensemble, en une heure, vers les carrières d’Ailly, plus que les trois quarts du chemin. La route lui était inconnue, et il prenait bien garde de ne s’en écarter soit à droite, soit à gauche. Parfois son pied glissait : la fange limoneuse sautait jusqu’à sa face et l’aveuglait. Cette continuelle tension de l’esprit, jointe à une espèce de résistance intérieure, la mise en garde instinctive d’une imagination déjà surmenée, détournait sa pensée d’une certaine sensation nouvelle, indéfinissable, qu’il eût été bien en peine d’analyser, même s’il en eût éprouvé le goût. Peu à peu cette sensation devint si vive — ou, pour mieux dire (car elle le sollicitait avec une particulière douceur), si persistante, si continue, qu’il en fut enfin troublé. Venait-elle du dehors ou de lui-même ? C’était, au creux de sa poitrine, une chaleur comme immatérielle, une dilatation du cœur. Et c’était aussi quelque chose de plus, d’une réalité si proche, si pressante, qu’il crut un moment que le jour s’était levé, ou encore le clair de lune. Pourquoi n’osait-il cependant lever les yeux ?

Car il marchait toujours le regard fixé à terre.