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HISTOIRE DE MOUCHETTE

dupés… » Il semblait que cette petite fille les eût renvoyés dos à dos.

Levant les yeux, il vit dans les arbres sa belle maison de briques rouges, les bégonias de la pelouse, la fumée de la brasserie verticale dans l’air du soir, et ne se sentit plus malheureux. « J’aurai ma revanche, murmurait-il, l’année sera bonne. » Depuis vingt ans, il avait fait ce rêve d’être un jour le rival du châtelain ; il l’était. Incapable d’une idée générale, mais doué d’un sens aigu des valeurs réelles, il ne doutait plus d’être le premier dans sa petite ville, d’appartenir à la race des maîtres, dont les lois et les usages de chaque siècle reflètent l’image et la ressemblance — demi-commerçant, demi-rentier, possesseur d’un moteur à gaz pauvre, symbole de la science et du progrès modernes — également supérieur au paysan titré et au médecin politique, qui n’est qu’un bourgeois déclassé. Il décida d’envoyer sa fille à Amiens, pour y faire ses couches. Faute de mieux, il était au moins sûr de la discrétion du marquis. Et, d’ailleurs, les notaires de Wadicourt et de Salins ne faisaient plus mystère de la vente prochaine du château. L’ambitieux brasseur escomptait cette revanche. Il ne rêvait pas mieux, n’ayant pas assez d’imagination pour souhaiter la mort