Page:Bernanos - Sous le soleil de Satan, tome 1, 1926.djvu/157

Cette page a été validée par deux contributeurs.
165
LA TENTATION DU DÉSESPOIR

« Là où Dieu vous appelle, il faut monter, » avait dit l’autre. Il était appelé. « Monter ou se perdre ! » Il était perdu.

La certitude de son impuissance à égaler un tel destin bloquait jusqu’à la prière sur ses lèvres. Cette volonté de Dieu sur sa pauvre âme l’accablait d’une fatigue surhumaine. Quelque chose de plus intime que la vie même était comme suspendue en lui. L’artiste vieillissant qu’on trouve mort devant l’œuvre commencée, les yeux pleins du chef-d’œuvre inaccessible — le fou bégayant qui lutte contre les images dont il n’est plus maître, pareilles à des bêtes échappées — le jaloux bâillonné et qui n’a plus que son regard pour haïr, devant la précieuse chair profanée, ouverte, — n’ont pas senti plus profonde la fine et perfide pointe, la pénétration du désespoir. Jamais le malheureux ne s’est vu lui-même (il le croit) aussi clair, aussi net. Ignorant, craintif, ridicule, lié à jamais par la contrainte d’une dévotion étroite, méfiante, renfermé en soi, sans contact avec les âmes, solitaire, d’intelligence et de cœur stériles, incapable de ces excès dans le bien, des magnifiques imprudences des grandes âmes, le moins héroïque des hommes. Hélas ! ce que son maître distingue en lui, n’est-ce pas ce qui subsiste encore des dons jadis reçus, dissipés !