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LES GRANDS CIMETIÈRES

seront jamais communes. Car je puis utiliser les vôtres, et vous ne pouvez vous servir des miennes. Elles vous ont permis parfois d’atteindre, un temps, à la grandeur — un temps seulement — car vos civilisations s’effondrent au moment même où vous les croyez immortelles, comme ces enfants éblouissants qui portent en eux le germe fatal et ne dépassent pas l’adolescence. Il vous faut alors laisser la place aux buveurs d’encre qui raisonnent des siècles sur le désastre, prodiguent les pourquoi et les comment. Vous ne ferez rien de durable pour le bonheur des hommes parce que vous n’avez aucune idée de leur malheur. Me suis-je bien fait comprendre ? Notre part de bonheur, en effet, notre misérable bonheur tient de toutes parts à la terre, il y rentre avec nous au dernier jour, mais l’essence de notre malheur est surnaturelle. Ceux qui se font de ce malheur une idée claire et distincte, à la façon cartésienne, n’en supportent pas seuls le poids. Bien au contraire. On peut même dire que la plus grande des infortunes est de subir l’injustice, non de la souffrir. « Vous subissez sans comprendre ! » s’écriait le vieux Drumont. Telle me paraît l’unique forme de la damnation en ce monde.

J’ai vu là-bas, à Majorque, passer sur la Rambla, des camions chargés d’hommes. Ils roulaient avec un bruit de tonnerre, au ras des terrasses multicolores, lavées de frais, toutes ruisselantes, avec leur gai murmure de