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viandes de boucherie, quelle que soit votre indulgence pour le détaillant, il vous faut bien convenir qu’on verrait bientôt s’épanouir, au fond ténébreux des glacières, toutes les floraisons de la pourriture. Mais que vous en conveniez ou non, qu’importe ! Nous avons vu. Nous avons vu surgir — nous avons vu de nos yeux — nous avons vu surgir jadis dans les hameaux démantelés, sous les obus, le petit commerçant échappé pour quelques mois à la distraite surveillance des pouvoirs publics, à la jalousie des confrères et même aux reproches de la clientèle, car entre nous, quels reproches attendre du haillonneux combattant des tranchées ? Nous étions jeunes, et beaucoup de ces gens-là avaient les cheveux gris… Ils avaient aussi des filles.

Nous les avons vu. Ils tenaient, comme on dit, le bon bout. Notre seule revanche était qu’aux coups durs, tout ravitaillement suspendu, la faim les obligeait à manger leurs propres conserves, la soif à boire leur vin pauvre d’alcool, mais riche en champignons et en moisissure. Ils se gonflaient alors d’une mauvaise graisse qui coulait en sueur grise sur leurs fortes joues, tandis qu’ils débitaient la bibine avec un méchant rire sur leurs dents sales. Car ils se cachaient à peine de nous mépriser, abreuvaient les gendarmes à nos frais, déploraient nos mauvaises mœurs et ne manquaient pas chaque printemps, d’arborer à leur étalage, en prévision de la prochaine offensive, de hideuses couronnes mor-