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glissent les couverts dans leurs poches, tandis que les esclaves crachent discrètement dans les plats. Avouez qu’il n’y a pas de quoi donner à ce monarque une grande estime de lui-même.

Car si l’Argent ne sollicite pas encore la reconnaissance publique de sa souveraineté, ce n’est pas tant par astuce et prudence, que par une insurmontable timidité. Ceux qui échappent à son empire connaissent sa force, à un liard près. Il ignore tout de la leur. Les Saints et les Héros savent ce qu’il pense, et il ne se fait absolument aucune idée de ce que peuvent bien penser de lui, au juste, les Saints et les Héros.

Il est certain que le seul amour de l’argent n’a jamais fait que des maniaques, des obsédés que la société connaît à peine qui geignent et pourrissent dans les régions ténébreuses, ainsi que des champignons de Paris. L’avarice n’est pas une passion, mais un vice. Le monde n’est pas au vicieux, comme se l’imaginent les chastetés torturées. Le monde est au Risque. Il y a là de quoi faire éclater de rire les Sages dont la morale est celle de l’épargne. Mais s’ils ne risquent rien eux-mêmes, ils vivent du risque des autres. Il arrive aussi, grâce à Dieu, qu’ils en meurent. Tel ingénieur obscur décide brusquement à l’ahurissement de ses proches, qu’il fabriquera désormais un oiseau mécanique, tel coureur