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fini de tâter, il vient de tirer de la boîte à outils une paire de cisailles énormes. En homme pratique, il croit volontiers que la douleur comme la pauvreté n’est qu’un vide, un manque, enfin rien. Il s’étonne qu’elles lui résistent. Le pauvre n’est donc pas simplement, par exemple, le citoyen auquel il ne manque qu’un compte en banque pour ressembler au premier venu ! Certes, il y a des pauvres de cette espèce, d’ailleurs bien moins nombreux qu’on ne l’imagine car la vie économique du monde est justement faussée par les pauvres devenus riches, qui sont de faux riches, gardent au sein de la richesse les vices de la pauvreté. Encore ces pauvres-là n’étaient sans doute pas plus de vrais pauvres qu’ils ne sont de vrais riches — une race bâtarde. Mais quel crédit voulez-vous qu’accorde à de telles subtilités le même imbécile dont la plus chère illusion est que les individus ne se distinguent entre eux, de peuple à peuple, qu’en raison du mauvais tour qu’on leur a joué de leur apprendre des langues différentes, et qui attendent la réconciliation universelle du développement des institutions démocratiques et de l’enseignement de l’espéranto ? Comment lui ferez-vous entendre qu’il y a un peuple des Pauvres, et que la tradition de ce peuple-là est la plus ancienne de toutes les traditions du monde ? Un peuple de pauvres, non moins sans doute irréductible que le peuple juif ? On peut traiter avec ce peuple, on ne le fondra pas dans la masse. Vaille que vaille il faudra lui laisser ses lois,