Page:Bernanos - Les Grands Cimetières sous la lune.pdf/39

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

observé parmi d’autres médiocres de sa race, dans la communion de la joie, de la haine, du plaisir ou de l’horreur ? Il est vrai que chaque médiocrité paraît solidement défendue contre toute médiocrité d’une autre espèce. Mais les immenses efforts des démocraties ont fini par briser l’obstacle. Vous avez réussi ce coup prodigieux, ce coup unique : vous avez détruit la sécurité des médiocres. Elle paraissait pourtant inséparable de la médiocrité, sa substance même. Pour être médiocre, néanmoins, on n’est pas forcément un abruti. Vous avez commencé par abrutir les imbéciles. Vaguement conscients de ce qui leur manque, et de l’irrésistible courant qui les entraîne vers d’insondables destins, ils s’enfermaient dans leurs habitudes, héréditaires ou acquises, ainsi que l’Américain fameux qui franchissait les cataractes du Niagara dans un tonneau. Vous avez brisé le tonneau, et les malheureux voient filer les deux rives avec la rapidité de l’éclair.

Sans doute, un notaire de Landerneau, il y a deux siècles, ne croyait pas sa ville natale plus durable que Carthage ou Memphis, mais au train où vont les choses, il s’y sentira demain à peu près aussi en sûreté que dans un lit dressé en plein vent sur une place publique. Certes, le mythe du Progrès a bien servi les démocraties. Et il a fallu un siècle ou deux pour que l’imbécile, dressé depuis tant de générations à l’immobilité, vît dans ce mythe autre chose qu’une hypothèse excitante, un