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bureau, à l’atelier, bien tranquilles. Vous leur donnez un billet pour l’Enfer avec le timbre du bureau de recrutement, et des godillots neufs, généralement perméables. Le dernier encouragement, le suprême salut de la patrie, leur vient sous les espèces du hargneux coup d’œil de l’adjudant rengagé affecté au magasin d’habillement et qui les traite de cons. Là-dessus ils se hâtent vers la gare un peu saouls, mais anxieux à l’idée de manquer le train pour l’Enfer, exactement comme s’ils allaient dîner en famille, un dimanche, à Bois-Colombes ou à Viroflay. Ils descendront cette fois à la station Enfer, voilà tout. Un an, deux ans, quatre ans, le temps qu’il faudra, jusqu’à l’expiration du billet circulaire délivré par le gouvernement, ils parcourront ce pays sous une pluie de fonte d’acier, attentifs à ne pas manger sans permission le chocolat des vivres de réserve, ou soucieux de faucher à un copain le paquet de pansement qui leur manque. Le jour de l’attaque, avec une balle dans le ventre, ils trottent comme des perdreaux jusqu’au poste de secours, se couchent tout suants sur le brancard et se réveillent à l’hôpital d’où ils sortent un peu plus tard aussi docilement qu’ils y sont entrés, avee une bourrade paternelle de M. le Major, un bon vieux… Puis ils retournent vers l’Enfer, dans un wagon sans vitres, ruminant de gare en gare le vin aigre et le camembert ou épelant à la lueur du quinquet la feuille de route couverte de signes mystérieux et pas du tout sûrs d’être en