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et parfois admirables ébauches d’animalité.

C’est une folle imprudence d’avoir déraciné les imbéciles, vérité qu’entrevoyait M. Maurice Barrès. Telle colonie d’imbéciles solidement fixée à son terroir natal, ainsi qu’un banc de moules au rocher, peut passer pour inoffensive et même fournir à l’État, à l’industrie un matériel précieux. L’imbécile est d’abord d’habitude et de parti pris. Arraché à son milieu il garde, entre ses deux valves étroitement closes, l’eau du lagon qui l’a nourri. Mais la vie moderne ne transporte pas seulement les imbéciles d’un lieu à un autre, elle les brasse avec une sorte de fureur. La gigantesque machine, tournant à pleine puissance, les engouffre par milliers, les sème à travers le monde, au gré de ses énormes caprices. Aucune autre société que la nôtre n’a fait une si prodigieuse consommation de ces malheureux. Ainsi que Napoléon les « Marie-Louise » de la campagne de France, elle les dévore alors que leur coquille est encore molle, elle ne les laisse même pas mûrir. Elle sait parfaitement qu’avec l’âge et le degré d’expérience dont il est capable, l’imbécile se fait une sagesse imbécile qui le rendrait coriace.

Je regrette de m’exprimer si naturellement par images. Je souhaiterais de tout cœur faire ces réflexions en un langage simple comme elles. Il est vrai qu’elles ne seraient pas comprises. Pour commencer d’entrevoir une vérité dont chaque jour nous apporte l’évidence, il faut