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L’IMPOSTURE

autre corps privilégié. L’épreuve qu’il vient de subir ne peut décidément être oubliée : son souvenir rend toute paix instable, précaire. S’il peut encore tromper autrui, il ne se trompera plus. Comme lui paraissent claires désormais, explicables certaines attitudes involontaires, par exemple la sourde colère sentie tant de fois, la défiance amère, la curiosité passionnée, douloureuse, insatiable qui l’animait contre les héros de ses livres ! Il croyait les aimer ! Ainsi que tel historien chérit comme les familiers de son entourage, comme ses amis de jeunesse, les contemporains de Louis XII ou de Charlemagne, il croyait les aimer ! Il ne doute presque plus de les haïr. Pourquoi s’intéresserait-il à présent aux fastidieuses poursuites de biens imaginaires, au vide affreux de leur destinée ? Sans qu’il s’en doutât, n’était-il pas, tout au fond, animé par l’espérance d’arracher d’eux un secret, mais il sait qu’ils n’ont pas de secret, qu’il n’y a rien. Ah ! l’insolente pensée !

Les succès, la réputation, l’autorité ne lui sont plus de rien : dans le métier d’homme célèbre, qui n’avance point recule, et il a la certitude qu’il n’avancera plus, que la confiance lui manque, que le ressort de son œuvre est brisé. Les hardiesses même, qui ont fait le scandale des sots, n’étaient telles que par rapport à l’ordre relatif de sa vie, à un certain accord maintenant détruit. Elles lui paraissent frivoles… Enfin, que veut-il ? Il ne veut rien.

Voilà le même vertige qui l’emporte dans sa giration diabolique : le même creux dans sa poitrine, la même chaleur au front, et les épaules glacées. Rien ne pourrait mieux exprimer la violence aveugle et le désordre