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L’IMPOSTURE

laisser retomber comme une pierre, il avait obscurément conscience d’une déperdition inouïe de ses forces, d’une dissipation de sa vie. Sitôt sur la pente, la volonté s’abandonna, l’être fléchit tout d’une pièce. De nouveau, il connut avec terreur que son équilibre était rompu, que les transitions habituelles qui donnent à la vie intérieure sa mesure et son rythme, n’existaient plus pour lui, qu’il ne connaissait de la joie ou de la douleur, au cours de l’exécrable nuit, que la fureur dont le double excès finit par se confondre dans la même et commune angoisse.

La cause de ce brutal dessaisissement fut simple, presque comique. Mais elle s’enfla aussitôt. « Me voilà libre ! » s’était-il écrié un moment plus tôt, et il répétait depuis ce mot à mi-voix, sans le comprendre… Libre de quoi ? demanda soudain une voix ironique, presque insaisissable encore au fond de la conscience. Puis, en un moment, elle grossit démesurément, couvrit tout le reste. Libre de quoi ? Libre de quoi ?

Son rire éclata, et le retentissement lui en fut rapidement intolérable. Il sentait bien que ce rire s’était à présent retourné contre lui, qu’il le déchirait. La parole involontaire sortie de sa bouche était une chose de peu, mais elle l’avait touché au point qu’il faut. Le passé qu’il avait renié, dont il s’était senti sauvé – décidément aboli – le laissait en présence l’un avenir non moins creux, non moins vide, d’un nouveau mensonge à assumer, aussi fastidieux… libre de quoi ?

C’est en vain qu’il cherchait à échapper, chaque fois il se trouvait repris. D’ailleurs, cette lutte poursuivie plus longtemps eût achevé de le mettre hors de lui. Il