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L’IMPOSTURE

hypothèse sera-t-elle mieux acceptée. Tel acteur entre assez dans son jeu pour mener un temps une existence bizarrement calquée sur celle de son personnage imaginaire, poussant ce scrupule de la ressemblance jusque dans la vie quotidienne.

La puissante nature de l’abbé Cénabre, sur laquelle tant de gens se sont mépris, égarés par une apparente facilité, répugne à la besogne inachevée, va jusqu’au bout de l’effort. Le petit orphelin abandonné de tous (un de ses grands-pères compromis dans l’affaire des chauffeurs de Metz, et mourant au bagne, son père alcoolique, sa mère tôt veuve, lavant et ravaudant le linge des commères dans sa pauvre chaumine de Sarselat, puis décédée à l’hospice de Bar-le-Duc) n’était point de ceux qui peuvent choisir : ambitieux de s’élever, affamé de réputation, réduit à grandir sur place, risquant de tout perdre par une imprudence, et non seulement condamné au sacerdoce, mais encore à s’y distinguer de ses rivaux plus heureux, plus favorisés. Un précoce bon sens, dont la fermeté, hélas ! ne se démentit jamais lui faisait déjà sentir que la supériorité de son intelligence, à elle seule, l’eût plutôt compromis, qu’il devait moins chercher à s’imposer qu’à se justifier d’abord de son origine et de son passé par une conduite irréprochable, une irréprochable tenue. La crainte d’être joué dans son mensonge, alors que la trame en était encore si nouvelle, si ténue, l’amena peu à peu, après une série de timides expériences, d’inutiles tentatives de libération, à l’observance la plus étroite, la plus stricte — même loin de tout regard, même dans le secret de son cœur — et capable de le tromper lui-même, s’il n’eût assez promp-