Page:Bernanos - L’Imposture.djvu/82

Cette page a été validée par deux contributeurs.
72
L’IMPOSTURE

toujours à voix basse. Il fallait que je fusse hors de moi ! Sa pensée choppait à ce seul obstacle. Il n’était attentif qu’à la recherche de ce qui l’avait porté en avant contre un ennemi désormais disparu, effacé, anéanti, et avec une telle haine au cœur toute vive… Contre qui ? Contre quoi ?

Alors, il entendit de nouveau son rire, et sursauta.

C’était moins un rire qu’un ricanement convulsif, involontaire, déclanché bizarrement, méconnaissable. Depuis quelque temps déjà il accompagnait sa réflexion ainsi qu’une ponctuation mystérieuse, et il ne s’en serait pas avisé, tant cette chose inconnue se liait étroitement aux plus intimes, aux moins avouées ou avouables, de ses pensées. Ce qui avait soudain retenu son attention était une certaine disproportion essentielle de ce rire, non pas à la rumination intérieure, mais à l’attitude, à la tenue, à chacun de ses gestes, toujours graves et mesurés, enfin à tout ce qui paraissait de lui au dehors. Sa surprise fut vive, mais elle se dissipa aussi rapidement que ce qui l’avait fait naître, et il ne subsista d’elle qu’une inquiétude obscure, une espèce d’attention secrète. Mot à mot il guettait, il épiait le retour de ce témoin étranger, tandis qu’il reprenait ses allées et venues à travers la chambre, avec une indifférence affectée.

C’est ainsi qu’il reposa sur la table le rabat chiffonné, maculé de taches et puant le tabac (car l’ancien curé de Costerel prisait beaucoup), puis revint vers la fenêtre, dont il ouvrit tout grands les rideaux. Mais en vain. La solitude de la rue, le ronflement du vent, ramena sa pensée au vieux prêtre, et il imagina son retour, à travers la ville déserte jusqu’à