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L’IMPOSTURE

nature la force mystérieuse, il la subissait avec une joie terrible. À ce degré d’abandon de soi-même, à ce déliement total, aucune raison si péremptoire, aucune menace, aucune injure n’eût obtenu de lui même un soupir. La prise était d’autant plus forte qu’elle s’était refermée à l’improviste. La résistance avait été brisée d’un coup.

Il contemplait encore l’abbé Chevance avec hébétement. La voix, tour à tour impérieuse et suppliante, avait frappé parfois son oreille, sans émouvoir son cœur, mais il en avait retenu les mots prononcés. Sa mémoire les ayant enregistrés, les réformait mécaniquement. Dans l’effusion de son affreux bonheur, cette plainte, ce dernier appel n’avait pas de sens, ou du moins pour le saisir, il devait remonter peu à peu des profondeurs de sa joie. La lenteur du retour lui fit mesurer l’énormité de sa chute. Car si étroitement qu’il nous presse, l’ange obscur, maître de la volonté, sent tressaillir sous lui, au moment suprême, la chair qu’il a trompée — la chair qui flaire la mort. — D’ailleurs tout se passa dans le temps d’un éclair.

Enfin, il put voir. Il put fixer clairement le vieux prêtre, tremblant non plus de crainte, mais de pitié. L’élan pour fuir, dont l’abbé Cénabre était incapable, son désir même, dont la source était tarie, il les retrouvait, sans les reconnaître, dans le regard du dernier ami. La grâce divine (depuis des mois, il n’en sentait même plus l’absence) se montrait encore une fois : c’était comme la face d’un cadavre au fond des eaux, c’était comme un cri plaintif dans la brume. La clairvoyance de l’apôtre, ou plutôt sa sublime charité, l’avait inspiré de solliciter du malheureux cela seul