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L’IMPOSTURE

même. Par la brèche mystérieuse, le passé tout entier avait glissé comme une eau, et il ne demeurait, sous le regard inaltérable de la conscience, que des gestes plus vains que des songes, une vie ordonnée, réglée, constituée en fonction d’un monde imaginaire. Ce qui semblait à d’autres son existence, sa personnalité véritable, était né des circonstances, éphémères, inconsistantes comme elles : à peine si la répétition des mêmes actes avait pu au cours des ans, à la longue, former quelque ombre, prêter une certaine réalité au fantôme. Il l’imaginait ainsi du moins. Car lentement désagrégée par la délectation du doute volontaire, par le sacrilège d’une curiosité sans amour, la croyance s’était évanouie, totalement, comme une fonction qui ne survivrait pas à l’organe détruit, dont il ne subsisterait même pas le besoin.

Et pourtant, la glace lui renvoyait l’image intolérable d’un visage transformé par la peur, d’un misérable corps en déroute. Sous son léger vêtement de nuit, un frisson le secouait, la sueur ruisselait sur ses reins et sur ses jambes, et par l’échancrure de la chemise, il pouvait voir trembler son scapulaire sur sa poitrine velue à chaque battement affolé de son cœur. Le regard dérobé en dedans, la mâchoire relâchée par l’angoisse, mais encore têtue, la bouche au pli amer étaient d’une singulière vulgarité… Chose étrange ! Cette vision détestable le retint, l’absorba même dans une complaisance secrète, presque inavouable. L’humiliation de la chair lui fut douce, si ce mot peut s’entendre d’une jouissance aussi trouble, car dans le désordre où il était comme englouti, le féroce mépris de lui-même donnait au moins l’illusion d’un reste de