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L’IMPOSTURE

ment son délire jusqu’à ce qu’un cri — ou toute autre manifestation — le convainc de sa folie. Depuis des semaines, l’abbé Cénabre fermait sa conscience à un ordre de sentiments dont il soupçonnait à peine encore la violence. Et il venait inconsidérément de se trahir, de tout remettre en question. L’analyste délicat, dont l’ironie n’épargna jamais personne, pas même le tragique saint d’Assise, a horreur de l’examen particulier. Il sent d’instinct ce que sa critique tant admirée des badauds, a de dangereux pour lui-même, car on ne joue pas son propre destin sur le coup de dés d’une hypothèse, et l’hypothèse est la seule ressource de son analyse, son ressort. Toutefois la pensée née en lui depuis quelque temps déjà, plus forte chaque jour, s’imposait par elle-même, déjouait sa ruse. Il l’écartait pour la retrouver tout à coup, à sa stupeur, mêlée à la trame de la vie quotidienne, partout présente. Et dans le soudain accès de sa colère contre Pernichon, il l’avait encore reconnue.

L’érudition de l’auteur des Mystiques florentins est solide, comme est viril son visage épais et dur. L’étendue de la documentation, la puissance de travail qu’elle suppose peuvent faire illusion : heureux dans le choix de ses sujets, non pas même sans audace, il semble cependant n’oser les affronter qu’à demi, il les aborde de biais. Il en va de même dans le gouvernement de sa propre vie : ce professeur d’analyse morale répugne à se voir en face. Longtemps le scrupule ténébreux qu’une force irrésistible amène ce soir à la surface de sa conscience a été, avec effort, maintenu dans la région basse de la sensibilité pure. Sans doute, il lui devait faire sa part : c’était un