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L’IMPOSTURE

la limite de ses forces, mais il n’eût su dire de quelle souffrance, et il ne se souciait pas de l’apprendre — à quoi bon ? — Il semblait plutôt qu’une excessive douleur, loin de l’abattre, l’avait renouvelé tout entier, purifié, comme si elle eût fait le vide en lui, d’une puissante succion de ses mille petites bouches laborieuses, d’un seul coup. Avec elle, s’était écoulé le passé, quel qu’il fût, bon ou mauvais, qu’importe ? Il restait le présent — mais libre, intact, aussi frais et neuf que s’il n’eût jamais reposé jadis dans le trouble et douteux avenir — et ce présent, c’était en somme le seul Cénabre, vers lequel ses vieilles jambes le portaient si vite, d’un pas étrangement silencieux… Cénabre !

À l’instant même, l’abbé Cénabre ouvrit la porte, et sourit.

Il tenait de la main droite un bougeoir de cuivre, pareil à ceux que Mme de la Follette astiquait chaque semaine. Sa main gauche tendue dans un geste d’accueil paraissait énorme. La petite flamme dansante, rebroussée par le vent, faisait tourner toute l’ombre de la pièce autour de son visage glacé,

— Je vous attendais, monsieur, dit-il. Il est bien tard.

— Permettez ! s’écria l’abbé Chevance, avec une extraordinaire vivacité : je vous attendais aussi ! Voilà longtemps que je désirais reprendre avec vous une… une conversation… interrompue… interrompue malgré moi. Je ne mérite aucun reproche, je n’en supporterai aucun, monsieur. Que cela soit dit une fois pour toutes : c’est une convention entre nous, un simple accord, de gré à gré ! D’ailleurs, s’il n’y avait ici des témoins…