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L’IMPOSTURE

lumineux glisse à toute vitesse devant lui, s’arrête brusquement, sans aucun bruit.

Le vieux prêtre a roulé sur le trottoir, se lève, retombe. Personne ne l’a vu. Ce n’est qu’un faux pas… Mais qui donc ? Mon Dieu, qui donc l’a jeté à terre, d’une si rude poussée ?… Une fois, déjà… « J’aurais voulu que vous me bénissiez, dit-il tristement. J’aurais voulu vous demander cette grâce, avant de vous quitter pour jamais… » Ah ! mon Dieu !

Il appuie la main sur sa poitrine, il essaie de ne pas défaillir de joie. Avant de se remettre debout — car il en a désormais la force — il répète les mots sauveurs, et chacune des syllabes magiques rentre en lui avec l’air, la lumière, la chaleur, la certitude, la vie… « J’aurais voulu que vous me bénissiez… J’aurais voulu vous demander cette grâce… » Ce sont les mêmes paroles qu’il a prononcées jadis, il les a reconnues — bien plus ! il se reconnaît lui-même en elles, il se retrouve — intact, délivré, toujours vivant ! Un seul souvenir, mais net, lucide, jailli tout entier hors du rêve, avec ses contours précis, ses repères sûrs dans l’espace et le temps, un seul souvenir a suffi pour déchirer la trame ténébreuse. La mémoire s’en empare, ne le lâchera plus. Sur l’unique point fixe, comme par miracle, elle équilibre en un instant son laborieux et fragile édifice, disperse dans la nuit les images hagardes. Comme tout se simplifie, s’éclaire ! Il allait chez l’abbé Cénabre, lorsque cette crise l’a terrassé. À vrai dire, il n’avait jamais perdu de vue ce point capital : c’était le nom, le nom seul, toujours approché, toujours fuyant… Mais la décision n’en était pas moins prise, irrévocable. Rien — nulle force au monde — ne l’eût détourné