Page:Bernanos - L’Imposture.djvu/302

Cette page a été validée par deux contributeurs.
292
L’IMPOSTURE

veau si douloureuse et si pesante que chaque mouvement brusque lui arrachait une plainte qu’il retenait à peine entre ses dents serrées, épouvanté à la pensée d’être entendu, remarqué, interrogé peut-être… Il gagna ainsi l’angle du boulevard, se glissa le long de la grille du square, Jusqu’à la hauteur du chevet, et là, dans un coin d’ombre, ses doigts noués aux barreaux de fer, appuyant son menton sur les mains croisées, il aspira longuement, bruyamment, de toutes ses dernières forces, le silence du petit jardin.

Démasqué une seconde, le jet d’un puissant phare frappa de biais l’un des vitraux du transept, en fit jaillir une pluie d’étincelles. L’immense muraille de pierre parut frémir de haut en bas, puis se raffermit aussitôt sur son énorme assise et se retournant dédaigneusement vers la nuit reprit avec elle son formidable entretien.

— Mon ami, murmurait l’abbé Chevance, mon pauvre, mon malheureux ami !… Il répétait ses paroles, tout bas, sans y attacher peut-être aucun sens précis, mais elles soulageaient son cœur ; il ne se lassait pas de les entendre. Il était sûr qu’elles finiraient bien par éveiller, lentement, délicatement, au plus creux de la mémoire, ce souvenir rebelle, poursuivi en vain… Pourvu que rien n’en vînt briser la trame légère, à peine affermie, si fragile !… Derrière lui tout était bruit, lumière et mouvement, mais il tâchait de ne pas quitter du regard un petit coin d’ombre, dans un retrait de la pierre, protégé par un maigre et languissant laurier. La terre luisait faiblement tout autour, une herbe grêle perçait entre les