Page:Bernanos - L’Imposture.djvu/301

Cette page a été validée par deux contributeurs.
291
L’IMPOSTURE

qu’il n’eût pas trouvé la force de répondre à une nouvelle question, n’importe laquelle, plutôt mourir ! Pour la première fois de sa vie peut-être, pour la première et dernière fois, là, en plein carrefour, l’ancien curé de Costerel se souvint des humbles délices qu’il avait jadis connues, laissées sans regret, perdues pour toujours. Entre deux angoisses, le vieux corps découvrait enfin la lassitude, et non pas le seul accablement de l’extrême fatigue, mais la molle paresse, irrésistible, le mol étirement de la paresse, pareil à une défaillance de l’âme. Les autobus accouraient de la lointaine gare de Montparnasse, traversaient d’un bond la place déserte, et venaient s’arrêter à deux pas de lui, en rugissant. Il revit la porte du presbytère couleur d’ocre, la courette envahie d’herbes, la niche en ruines du chien, l’étroit couloir sombre et frais, et il sentit — ah ! il sentit surtout — l’odeur de cretonne et de lavande du grand lit de plumes, au fond de l’alcôve. C’est vrai qu’il aurait pu mourir là, si tranquille ! « J’ai été curé de Costerel, jadis… » Il a répété cela tant de fois, comme on rapporte un fait légendaire peu vraisemblable, sans grand espoir d’être cru sur parole… Et maintenant, les mêmes mots reviennent humblement sur ses lèvres, et il n’ose les prononcer, de peur d’éclater en sanglots.

Il se remit en marche à petits pas, longea le parvis, disparut… Mais la brusque solitude de la rue de l’Abbaye lui fit peur, et on revit tout à coup, dans la foule rapide, son étroite silhouette lente et noire. Une minute il resta pensif, face au portail, sans oser lever les yeux, observant sournoisement, avec angoisse, l’ombre des passants sur le mur. Sa tête était de nou-