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L’IMPOSTURE

— Que vous dites ! s’écria-t-elle, encore méfiante. Au lieu de plaisanter, mangez donc, ça vaudra mieux : j’attends que vous ayez fini pour descendre. M. de la Follette fait sa partie, mais il va rentrer d’une minute à l’autre, et il n’aime pas trop poser, cet homme-là !

Elle l’observait sournoisement, se régalait sans méchanceté d’un spectacle semblable à ceux de la rue, où l’horrible même est cocasse. Le sourire hébété du malheureux, la lenteur calculée de ses gestes, leur maladresse, un dandinement bizarre qu’il réprimait soudain, tout contribuait à donner au pauvre prêtre un air de solennité grotesque, et tel qu’on en voit aux ivrognes pensifs et laborieux, d’un trottoir à l’autre, traçant lentement leur route, à travers la foule frivole. Et justement, à cette minute même, par la fenêtre tout à coup immense dans le soir, et la grave rumeur du dehors allant s’affaiblissant, ainsi qu’à la pointe du jet d’eau qui tremble, une aigrette d’écume, l’atroce refrain d’une chanson de café-concert monta de la rue, assourdie, méconnaissable, inexplicablement pure, avec une bouffée de brise fraîche.

— Madame de la Follette, dit-il, vers quinze ans, au petit séminaire de Montligeon — excusez-moi — j’ai dû engloutir de grandes quantités de viande crue, sur l’ordre du médecin, sur l’ordre formel, comprenez-vous ? D’y penser, aujourd’hui encore, le cœur me manque. Quel dégoût !

Il atteignît le plat, remplit son assiette jusqu’aux bords, et tenant sa fourchette dans son poing fermé, commença de manger avec une hâte extraordinaire, voracement.