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L’IMPOSTURE

ni la douleur, ni la mort, ni même le plus petit ennui : je craindrais de les réveiller, de les mettre en colère. Si l’épreuve s’avançait vers moi, je reculerais sans doute un peu ; d’abord, c’est naturel… Mais je me persuaderais aussitôt que je ne suis pas de force, je m’étendrais par terre, je rentrerais la tête dans les épaules, en fermant les yeux. Il n’y a peut-être, au fond, qu’un seul héroïsme, mais je suis sûre qu’il y a cent manières d’avoir peur, et je voudrais que le bon Dieu daignât m’enseigner celle qui lui déplaît moins. On a toujours assez de force pour recevoir les coups sans les rendre, et dès qu’on n’attend pas autre chose de soi, qu’on n’en demande pas plus, on finit par dormir tranquille. Ce n’est pas la crainte qui tient éveillé, c’est le calcul des chances.

M. de Clergerie l’avait écoutée sans un geste. Lorsqu’elle se tut, il l’observa longtemps encore, avec une attention extraordinaire. Puis, de ses deux mains ouvertes, il ramassa nerveusement les papiers épars sur la table, ainsi qu’un avocat battu fait de son dossier :

— Tu t’amuses ! dit-il.

Sa tête vénérable oscilla lentement, comme s’il se fût répondu à lui-même un « non » anxieux. Quarante années d’un labeur vide et têtu, poursuivi à travers tant d’intrigues non moins vaines que lui, l’expérience amère de son propre néant, la crainte puérile de toute vérité, de toute simplicité où sa méfiance ne voit qu’une ruse complexe, un mensonge d’une espèce moins facile à déceler, toute sa vie enfin, la médiocrité intolérable de sa vie, parut en clair dans ses yeux gris, vite dérobés. Il soupira profondément.