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L’IMPOSTURE

sodes cruels et absurdes, leur enchaînement détestable, tout, jusqu’au dénouement, l’avait prodigieusement délivré. La lutte soutenue contre l’homme errant, le débat furieux, inexplicable, poussé à fond, avec une atroce sincérité, une rage terrible à ne rien laisser dans l’ombre, lui semblait à présent comme une victoire remportée sur lui-même. En déposant, au milieu des rires du corps de garde, entre les mains d’un sergent de ville, le tas léger de haillons d’où sortait un gémissement enfantin, il avait senti une joie terrible, et telle qu’il n’en avait jamais rêvée. Le secrétaire du commissaire, retenu là par une affaire urgente, les yeux gonflés de sommeil et d’ennui, ayant reconnu le prêtre célèbre avant qu’il ne se fût nommé, cachait mal sa stupeur dans un flot de paroles banales, déplorant qu’un tel vagabond, gibier familier de toute la police parisienne, eût détourné de son chemin un homme éminent, qui avait mieux à faire. — « Une épave, monsieur, une véritable épave… Nous le ramassons deux jours sur trois. Le dépôt n’en veut plus. Notez qu’il nous donne un mal de chien : il a perdu ses papiers, il n’a plus d’état civil, comprenez ça ? Votre profession… oui… enfin, je veux dire votre ministère… a ses devoirs pénibles, la nôtre est plus dure encore. Et on semble prendre à tâche de la compliquer. C’est à ne pas croire. »

Sans l’entendre, l’abbé Cénabre couvait du regard le tas de haillons toujours vagissant, jeté sur la planche, entre un ceinturon-baïonnette et une boîte vide de camembert. Il attendait qu’il en sortît on ne sait quoi, un gémissement plus aigu, peut-être, un cri de douleur intelligible. Il l’épiait, prunelles mi-closes, avec une sollicitude tragique. Il eût voulu le reprendre, le