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L’IMPOSTURE

marchand de viande de la rue Haxo, un vrai marle. J’y portais ses commissions à l’école des filles, et il me cognait la tête par terre quand la môme le faisait poser. Autrement, gracieux comme tout : il chipait à son vieux des bouts de barbaque que je mangeais crus, c’est plus meublant. Un vrai marle, je vous dis. Un gars qu’on se serait fait marcher dessus. Une fois, vous ne croirez pas, il m’a fait boire de l’encre, des blagues ! — j’avais le dedans de la bouche comme un roquet, et les boyaux sens dessus dessous. L’instituteur a fait des boniments, pour me défendre, soi disant, de quoi je me mêle ? La pitié, je vas vous l’exposer tel que je le pense, patron : c’est un truc à seule fin de marmiter les pauvres bougres, voilà mon idée.

Et il cracha par terre avec dégoût.

L’extraordinaire parole retentit dans le silence et s’y enfonça la dernière, comme à regret. La curiosité dévorante, le désir aride et sans merci qui avait précipité l’abbé Cénabre au-devant du terrible et grotesque passant eut cette fois un fléchissement non de pitié sans doute, mais assurément de surprise et peut-être d’effroi. Car ce qu’il écoutait depuis une heure, la confidence ridicule ou détestable pour tout autre, avait un sens pour lui plus caché, une vérité plus urgente et plus profonde. Il ne reconnaissait pas encore quelque chose de sa propre misère dans l’insurmontable infortune de ce malheureux dépossédé de lui-même, bien que la soudaine révélation en eût néanmoins bouleversé une certaine part de son âme jusqu’alors calme et préservée. Telle quelle, sa propre angoisse s’en emparait à mesure, l’épousait étroitement, la prolongeait, à l’infini. Elle lui imposait sa