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L’IMPOSTURE

Il gagna presque courant la rue la Harpe. Il fonça dans l’ombre comme un furieux. La nuit était si douce que dans un marronnier, derrière un mur, un oiseau réveillé fit entendre une espèce de chant. Déjà la pente assez raide contraignait le prêtre à ralentir le pas. Il pencha légèrement la tête. À la hauteur de la rue de Luynes son inoffensif ennemi se hâtait d’un trot inégal. Puis, sans doute dans l’excès de son désespoir, il prit une sorte de galop fourbu.

L’abbé Cénabre eût pu fuir. Il ne lui en eût coûté qu’un petit effort. Il ralentit au contraire, attentif seulement comme la première fois à ne pas se laisser rejoindre trop tôt. Sa colère n’était point tombée, mais il y sentait aussi la déception d’une curiosité impitoyable. Autour de ce vagabond hideux s’étaient pour un moment comme rassemblées, fixées, les images éparses de son angoisse, et par un phénomène plus inexplicable encore, il semblait qu’il eût reconnu quelques-unes de ses pensées les plus secrètes, informulées, dans la confidence ignominieuse. Ce flot de boue l’avait soulagé, comme s’il sortait de lui. Il souhaitait qu’il coulât encore, qu’il achevât d’entraîner avec lui d’autres aveux, d’autres mensonges, impossibles à atteindre jusqu’alors au fond ténébreux de sa propre conscience. Sans qu’il osât l’avouer, sans le savoir peut-être, il avait touché avec un affreux plaisir la vie abjecte qui verrait de se découvrir à lui ; il l’avait maniée, soupesée, avec l’expérience et l’aplomb d’un connaisseur, et au travers des fanfaronnades ou des vantardises imbéciles, il en avait senti les mobiles et les intentions, la grossière malice. Il la désirait de nouveau.