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L’IMPOSTURE

et ils se confondaient d’ordinaire en un même malaise, profond, mais supportable, plus supportable à mesure que la résistance faiblissait. On ne croit pas aisément à sa propre transformation, lorsque la volonté presque intacte commande encore aux muscles, et règle les gestes et l’attitude. Mais un autre piège, et que la plus extraordinaire malice n’eût pas réussi à déceler, car il était tendu au point le plus inaccessible et le plus délicat de son être même, et comme à la racine de sa vie, devait être fatal au malheureux. Il ne se transformait point, à vrai dire, il semblait plutôt qu’il reculât vers le passé, qu’il remontât vers sa source. Il ne découvrait pas un homme nouveau, il retrouvait l’ancien, il se retrouvait peu à peu. Telle avait été la conséquence inattendue, imprévisible, surnaturelle, de la pleinière, de la définitive acceptation du mensonge ! La forte image qu’il avait formée, le personnage d’artifice et de fraude que tous et lui-même — tenaient pour l’homme véritable et vivant, se désagrégeait petit à petit, se détachait de lui par lambeaux. Il semblait que cette laborieuse création de son industrie, amenée à son point de perfection, s’effondrât, comme si l’espèce d’âme qui l’avait animée jusqu’alors eût été justement ce rien de doute, ou du moins d’hésitation, l’équivoque détestable qu’il avait osé aborder du front et détruire. Ainsi qu’un soir d’émeute on voit surgir de toutes parts des hommes oubliés que les caves et les prisons dégorgent tout à coup sur la ville, éblouis par la lumière, prudents, furtifs, se hâtant vers la clameur et l’incendie d’un pas silencieux, ainsi l’abbé Cénabre eût pu reconnaître et nombrer, une par une, les mille visages de son enfance. Dans cette