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L’IMPOSTURE

pour ainsi dire, la recouvrait exactement, bien que les deux images ne s’en pussent confondre, comme ces dessins subtils qui, par un imperceptible déplacement des lignes, ou de leur rapport, font d’un même visage une copie tragique ou cocasse. Et fixant par-dessus l’épaule son compagnon, il pensait à l’abbé Chevance, à ses yeux tristes, il le voyait rouler à terre, il ramassait son rabat troué. Alors il sentait gronder dans la gorge le même rire furieux.

Insensiblement, l’espèce de curiosité anxieuse qui l’avait d’abord entraîné dans cette aventure singulière faisait place à un autre sentiment beaucoup plus profond dont il ne pouvait plus méconnaître l’entraînement irrésistible. Il touchait un nouveau but, il prenait sa revanche, il semblait qu’il se vengeât sur cette proie innocente d’avoir cru, de croire encore malgré lui, d’espérer toujours être le même homme qu’avant. — « Je n’ai perdu que Dieu, s’était-il répété cent fois déjà. Je n’ai donc rien perdu. Mais ma vie s’était constituée en fonction d’une telle hypothèse, tenait d’elle sa raison d’être, son sérieux. Dieu est nécessaire à mes habitudes, à mes travaux, à mon état. J’agirai donc comme s’il existait. C’est un parti à prendre une fois pour toutes. » Il l’avait pris ; et, à sa grande stupéfaction, cette attitude si simplement prise, si aisément gardée, contre laquelle ne se révoltait pourtant ni sa sensibilité, ni sa raison, s’accompagnait d’un travail intérieur inexplicable, d’une lente et progressive transformation des plus secrètes puissances de l’être. Il était vidé de toute croyance, net de tout le passé, sans remords et sans regret, à l’un de ces lieux privilégiés de la vie mortelle où l’homme atteint, sinon au repos,