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L’IMPOSTURE

haute et secrète, connue des seuls initiés. Toujours son bref délire se dissipait ainsi trop tôt, frôlant l’absurde sans y entrer, ne laissant après lui qu’un souvenir vague, confus, impossible à interpréter. Cette fois encore la raison, un temps défaillante et comme prise au dépourvu, s’efforçait de renouer la chaîne, construisait son hypothèse rassurante, ainsi qu’une araignée tisse sa toile autour d’une proie suspecte. Que ce mendiant eût troublé sa méditation, qu’il eût cédé à un mouvement d’impatience, ou même d’involontaire cruauté, quoi de plus naturel, de plus explicable ? Ces sortes de distractions ne sont point rares, et tous les rêveurs les connaissent bien. Ainsi parlait une voix intérieure, mais qu’il sentait pourtant étrangère, qu’il méprisait en l’écoutant, dont il connaissait trop l’accent insincère… Il ne la croyait pas. Il ne feignait même pas d’y croire. Le courage lui manquait encore de reformer le pauvre mensonge qu’une autre expérience jetterait sans doute bientôt à bas. Que voulait-il à ce grotesque ? Qu’attendait-il de lui ? Il n’en avait certes aucune idée ; il ne savait rien, sinon qu’il avait tiré de l’ombre ce vieux pantin, comme il eût voulu arracher de son misérable cœur l’angoisse vivante dont il se sentait mourir, et qu’il le contemplait maintenant du même regard avide qu’il eût regardé sa propre conscience. Et comme sa propre conscience, il eût voulu aussi le jeter hors de lui, loin de lui, revenir dessus, le piétiner, l’anéantir… Toute cette scène ne dura pas le temps d’un clin d’œil. Il desserra les doigts.

— Malheur ! dit le cadavre. On fait pas mieux. Crédieu ! quelle poigne !