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L’IMPOSTURE

il hésita, honteux de lui, impuissant à se dégager, cédant peu à peu à un entraînement irrésistible. De jour en jour, et presque à son insu, ces soudains fléchissements lui devenaient plus familiers, moins douloureux, inquiétaient moins sa raison. Il était fait à leur rythme singulier, toujours le même. Le premier choc, impossible à prévoir, ni à parer, de telle pensée tout à coup surgie, en apparence inoffensive, mais qui ne quittait plus le champ de la conscience, refusait de passer, arrêtait net le déroulement des idées et des images, ainsi qu’un corps étranger bloque un rouage délicat… Puis l’extrême attention de tout l’être, son absorption, comme d’un homme qui fixe stupidement l’angle d’un mur, et n’ose en détacher les yeux avant d’avoir retrouvé le mot perdu… Et enfin la délivrance, dans un accès de rage, une détente sauvage de l’âme humiliée.

« Petits accidents sans importance ! » se disait-il à lui-même, dès que le calme était revenu. Car la simplicité, la régularité de sa tâche quotidienne, sa monotonie voulue, délibérée, entretenait en lui l’illusion que ces désordres n’étaient que le reliquat, les derniers symptômes d’un mal déjà ancien. Mais ils étaient sa vie même, poursuivant son cours, implacable, cherchant sa voie et son issue, ainsi qu’une eau sous la terre. La méditation commencée dans l’angoisse, puis brusquement interrompue, chassée des hautes régions de l’âme mais non vaincue, se continuait dans les ténèbres et reparaissait tout à coup, comme si, tout autre détour interdit, refoulée dans les profondeurs du sensible, elle eût sournoisement tracé sa route à même la chair douloureuse, suivi les réseaux mysté-