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L’IMPOSTURE

la retira vide, et dit avec amertume et résignation :

— Ça va. Je ne demande plus que dix sous.

L’abbé Cénabre vit les petits yeux gris luire, entre deux bourrelets de crasse, et son cœur se tordit de dégoût. Mais à sa grande surprise, il répondit comme malgré lui, sur un ton de douceur étrange :

— Avez-vous faim ?

— Si j’ai faim ! j’ai toujours faim ! C’est de naissance. Ne me demandez pas si j’ai faim, ah, malheur ! Si… j’ai… faim !

Il prit, levant le bras, et dépliant sa main noire, le ciel à témoin, d’une telle candeur, jouant l’amertume à merveille, mais toute sa vieille face éblouie d’une immense rigolade intérieure. « Un curé de croquants se dit-il. Y a du bon. »

— Je voudrais faire quelque chose pour vous, reprit doucement l’abbé Cénabre. Donner dix sous, ou dix francs, à quoi bon ? Vous n’en serez pas plus riche. Il faut que nous trouvions mieux, mon ami. Le regard du pauvre diable n’exprima plus aussitôt qu’une méfiance infinie.

— Je dois travailler, essaya-t-il d’expliquer mollement. Seulement je devrai d’abord me requinquer. Faible comme un enfant, monsieur le curé. Plus de force, rasé. J’aime mieux crever.

Il glissa de nouveau dans l’encoignure, et y disparut. L’abbé Cénabre ne voyait plus que le bas du visage, éclairé en dessous. Et la mâchoire inférieure, si maigre, claquait de déception et de colère.

L’illustre historien fit le geste de désappointement d’un terrier qui rate sa proie. Une petite seconde encore