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L’IMPOSTURE

pas écrit tant de livres avec joie ? Oui. Oui, oui, oui ! Voilà donc un point acquis. Et pourquoi me suis-je cru forcé d’abandonner ces sujets, une matière si riche, inépuisable ? Voilà. Attention ! — Ceci est un autre point délicat. Voyons ; à la prendre en elle-même — ou plutôt objectivement — à l’étudier du dehors, avec un désintéressement absolu — la sainteté, par exemple… Non ! Non ! mille fois non ! s’écria-t-il cette fois à voix haute et en frappant du poing sur la pierre. Il faut prendre parti ! Je dois prendre parti !

D’un regard furtif, jeté à droite et à gauche, il s’assura que personne ne l’avait entendu. Jusqu’au Pont-Neuf, le quai était désert. La sirène d’un remorqueur gémit doucement, puis haussa son cri funèbre, et la dernière note déchirante, en retombant, donna le signal du crépuscule.

Il fit un geste d’impuissance, et s’éveilla. Le ciel était pur et tout proche, cerné de l’orient à l’occident par une buée couleur de soufre. Les immenses platanes de la rive balançaient mollement leurs branches. Toutes à la fois, face au couchant, cent mille fenêtres allumèrent un fanal rouge, et qui sombra presque aussitôt. Alors seulement, le vent fraîchit.

Sa montre marquait dix heures, et il la remit brusquement dans sa poche, comme on supprime un témoin gênant. Déjà le débat qui venait de prendre fin, où il s’était engagé avec tant d’angoisse, n’était plus qu’un souvenir confus, s’effaçait comme un rêve, et il n’avait nettement conscience que du temps perdu. Bien qu’il en eût été ainsi, d’ailleurs, à chacune des crises précédentes, aucune d’elles ne l’avait encore si