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L’IMPOSTURE

travaillait péniblement, dressant chapitre par chapitre, avec sa minutie habituelle, le plan de son livre. La besogne lui apparaissait à présent fastidieuse, et il ne s’y accrochait plus qu’avec dégoût après en avoir espéré des mois de labeur paisible et un succès tranquille, si différent des anciens triomphes empoisonnés par la crainte d’un scandale, les discussions théologiques et les censures… Et voilà qu’il découvrait que cette crainte avait été une part de sa vie, une part de sa joie ! Bien plus ! La nécessité de ruser sans cesse, de calculer soigneusement ses chances, d’attaquer de biais, de rompre à temps une polémique où l’on va être entraîné à se découvrir dangereusement, les malices à la fois du chasseur et du chassé, tout cela lui avait été aussi cher que la gloire, et il le désirait de nouveau âprement. Et il avait en même temps la certitude que cela était détruit à jamais, et qu’il l’avait anéanti de ses propres mains.

Il avait encore pressé le pas, il courait presque le long du quai désert, il sentait monter le délire. Sa douloureuse impatience était celle d’un homme qui a longtemps cherché, presque à son insu, le chiffre ou le mot oublié, et qui s’aperçoit en même temps qu’il va surgir du fond de sa mémoire, et que de ce chiffre ou de ce mot dépend sa vie. Une foule d’idées, en nombre immense, se pressaient, s’affrontaient dans un désordre prodigieux et il croyait savoir, il savait maintenant que sitôt répondu à la question qu’il venait de poser cette confusion cesserait comme par enchantement. Presque à la même seconde une telle agitation lui fit honte, et par un de ces retours dont il était seul capable et où il se dépensait avec une violence étrange,