leur insu, ils vivent au milieu de visages familiers. L’abbé Cénabre pensait avoir réussi le coup d’audace de se vider en une fois non seulement de toute croyance, mais de tout espoir. À la limite de son effort, il n’y a plus rien. Cette pensée l’exaltait : il l’éprouvait sans cesse, ainsi qu’on retourne mille fois dans sa mémoire un souvenir délicieux, ignoré de tous. Cette âme, que son vieux crime avait depuis longtemps vouée à la solitude, enfin s’y donnait, s’y perdait sans retour, « Entre le néant et moi, se disait-il, il n’y a que cette vie hésitante, qu’un souffle peut abolir, la rupture d’un petit vaisseau. » Et il se sentait aussitôt le cœur cerné d’un trait de flamme.
Le néant est accepté le plus souvent comme l’unique hypothèse possible après la ruine de toutes les autres, possible parce que par définition invérifiable, hors de portée de la raison. On l’accepte avec désespoir, avec dégoût. Mais lui, il donnait vraiment au néant sa foi, sa force, sa vie. Il le voulait tel, ne voulait que lui. Dans ce choix extraordinaire, dans cette préférence surhumaine, il ne distinguait point la part d’une rancune accumulée par des années et des années de contrainte. Une telle découverte l’eût profondément humilié. Il se croyait sûr au contraire d’avoir agi sans violence, accepté virilement l’inévitable, et il mettait son honneur à ne se reconnaître aucune dette envers qui que ce fût, soit de haine, soit d’amour.
Néanmaoins il se savait coupable d’une faiblesse, la seule, demeurée incompréhensible, l’appel à l’abbé Chevance. Désormais unique possesseur de lui-même, tirant de lui sa peine ou sa joie, dans une parfaite solitude, ce souvenir lui était insupportable. Tel un avare