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L’IMPOSTURE

— Demandez Lucie, murmura tout bas M. Guérou à son étrange gardien, sur un ton presque suppliant. Elle tient les jambes, lorsque vous me soulevez par les épaules, et j’en éprouve un grand soulagement. Car vous m’avez un peu brutalisé hier, mon ami.

— Mademoiselle est en course, dit le géant d’une voix dont il s’efforçait pourtant de changer le timbre. Que Monsieur m’empoigne seulement par le cou, et je réponds du reste.

— S’il ne fallait que patienter une minute ?… reprit presque timidement l’infirme.

— Mademoiselle est en course à Saint-Leu, dit l’homme, chez l’ami que Monsieur sait, pour lui porter la lettre. Il est nature, conclut-il avec un effroyable accent, qu’elle ne peut rentrer avant ce soir dix heures, ou onze ; si Monsieur peut patienter jusque-là.

Il n’attendit pas la réponse, s’arc-bouta. L’illustre écrivain lia péniblement ses bras autour du cou, en gémissant. Le garçon roidit les reins, et Pernichon vit sur les biceps gonflés se dessiner en sombre un tatouage compliqué, mal effacé par l’acide…

M. Guérou reprit lentement son équilibre, chancelant sur ses courtes jambes, les bras demi-tendus ou agités d’un mouvement convulsif à chaque faux pas, le regard rapide et anxieux dans la bouffissure inerte de la face. Il s’approchait de la fenêtre, tâchant de guider par petits coups, de biais, la masse molle de son corps.

— Monsieur va rudement mieux, dit l’homme. Dans six semaines, deux mois. Monsieur trottera comme un lapin, c’est couru. La jambe reprend, et, depuis quelques jours, la fesse est bien plus ferme, oh ! là là !