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L’IMPOSTURE

par un jeune inconnu qui ne savait rien du monde que ce qu’il en traîne dans les cabarets à la mode, où l’avait introduit une gourmandise — pour mieux dire une voracité — mais si franche, si loyale, si bon enfant, qu’elle lui avait gagné des cœurs. On doit néanmoins ajouter qu’il rédigeait dans le même temps plusieurs chroniques gastronomiques fort savantes, dont il savait payer habilement son écot.

Lorsque Mécène et ses suivantes parut deux ans plus tard, la censure académique fit silence, et le public hésita quelques semaines à l’entrée du mauvais livre, dont il guettait les lumières et les cris à travers les fentes de la porte. L’hésitation dura jusqu’aux vacances, l’enthousiasme des casinos finit par l’emporter. Ce livre plein de lueurs, à la limite de la grande satire, où l’auteur n’atteignit jamais, car il est insensible, non pas seulement à l’indignation, mais au dégoût même, fut porté aux nues ; et il est juste de dire qu’il achevait de libérer le public de la tyrannie abjecte d’un vieillard obsédé d’une lubricité dégoûtante, accommodée au goût des professeurs grâce à un jeu de notes et de fiches reliées entre elles par des rosseries volées aux brasseries des boulevards, mais transformées par un emploi judicieux de la mythologie. Mécène et ses suivantes atteignit le trois cent soixantième mille en peu de mois. Dès ce moment, M. Guérou fut un auteur à la mode, et chaque aube le vit sommeillant dans un de ces lieux de plaisir où se tient le sabbat de tous les démons de l’ennui. L’ancien chroniqueur fit la loi dans les cabarets où il n’était jadis que toléré. Il y rendit des arrêts sans recours, et son ventre pointait déjà sous la nappe.