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L’IMPOSTURE

de chair, les deux bras étendus de l’ami lamentable, lorsque le plus haut des anges se détourne avec terreur de la Face d’un Dieu déçu.

Sur ces décisives imprégnations du mal, le moraliste reste coi. Sa thèse, d’une pauvreté si sordide que tel esprit né pour être libre s’est jeté dans l’indifférence absolue plutôt que d’accepter cette grossière vision de l’univers spirituel, est que la perfection de la vie intérieure résulte d’une espèce d’équilibre des instincts. Le secondaire est pris ainsi pour l’essentiel, et il naît de cette erreur fondamentale une construction théorique comparable, par sa fausse évidence, sa logique sauvage, à l’explication mécanique des phénomènes de la vie. Certes, on peut dire que l’homme sinistre sur lequel pesaient en ce moment trente années de mensonge, si parfaitement consommé qu’il était devenu comme sa substance même, sa nature profonde et fatale, venait de loin et par degrés presque insensibles, se remettre aux mains de Celui qui, même au temps de sa splendeur, a pu tout vouloir saisir et absorber dans sa formidable clarté, mais n’a jamais béni, intelligence monstrueuse que l’amour un instant entrevu dans l’abîme divin a fait tout à coup s’effondrer dans la nuit. Néanmoins, si subtil que soit l’ennemi, sa plus ingénieuse malice ne saurait atteindre l’âme que par un détour, ainsi qu’on force une ville en empoisonnant les sources. Il trompe le jugement, souille l’imagination, émeut la chair et le sang, use avec un art infini de nos propres contradictions, égare nos joies, approfondit nos tristesses, fausse les actes et les intentions dans leurs rapports secrets, mais quand il a ainsi tout bouleversé, il n’a encore rien détruit. C’est de nous qu’il