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le feu. À vingt-deux ans Louis Pamyre vient d’épouser la fille du notaire Delivaulle, homme d’affaires de Son Excellence, Arsène s’occupe du magasin, Charles fait sa médecine à Lille, et le plus jeune, Adolphe, est au séminaire d’Arras. Oh ! tout le monde sait parfaitement que si ces gens-là travaillent dur, ils ne sont pas faciles en affaires, qu’ils ont écumé le canton. Mais quoi ! s’ils nous volent, ils nous respectent. Cela crée entre eux et nous une espèce de solidarité sociale, que l’on peut déplorer ou non, mais qui existe, et tout ce qui existe doit être utilisé pour le bien. »

Il s’est arrêté, un peu rouge. Je suis toujours assez mal une conversation de ce genre, car mon attention se fatigue vite lorsqu’une secrète sympathie ne me permet pas de devancer passionnément la pensée de mon interlocuteur et que je me laisse, comme disaient mes anciens professeurs, « mettre à la traîne »… Qu’elle est juste l’expression populaire « des paroles qui restent sur le cœur » ! Celles-là faisaient un bloc dans ma poitrine, et je sentais que la prière seule restait capable de fondre cette espèce de glaçon.

— Je vous ai parlé sans doute un peu rudement, a repris M. le doyen de Blangermont. C’est pour votre bien. Quand vous aurez beaucoup vécu, vous comprendrez. Mais il faut vivre.

— Il faut vivre, c’est affreux ! ai-je répondu sans réfléchir. Vous ne trouvez pas ?

Je m’attendais à un éclat, car j’avais retrouvé ma voix des mauvais jours, une voix