elle garde ici-bas la place du Paradis perdu, elle est le vide de vos cœurs, de vos mains. Je ne l’ai placée aussi haut, épousée, couronnée, que parce que votre malice m’est connue. Si j’avais permis que vous la considériez en ennemie, ou seulement en étrangère, si je vous avais laissé l’espoir de la chasser un jour du monde, j’aurais du même coup condamné les faibles. Car les faibles vous seront toujours un fardeau insupportable, un poids mort que vos civilisations orgueilleuses se repassent l’une à l’autre avec colère et dégoût. J’ai mis mon signe sur leur front, et vous n’osez plus les approcher qu’en rampant, vous dévorez la brebis perdue, vous n’oserez plus jamais vous attaquer au troupeau. Que mon bras s’écarte un moment, l’esclavage que je hais ressusciterait de lui-même, sous un nom ou sous un autre, car votre loi tient ses comptes en règle, et le faible n’a rien à donner que sa peau. »
Sa grosse main tremblait sur mon bras et les larmes que je croyais voir dans ses yeux, semblaient y être dévorées à mesure par ce regard qu’il tenait toujours fixé sur le mien. Je ne pouvais pas pleurer. La nuit était venue sans que je m’en doutasse et je ne distinguais plus qu’à peine son visage maintenant immobile, aussi noble, aussi pur, aussi paisible que celui d’un mort. Et juste à ce moment, le premier coup de l’angélus éclata, venu de je ne sais quel point vertigineux du ciel, comme de la cime du soir.