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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

tant plus impérieux que jamais, des yeux qui rendraient la mort toute facile, toute simple.

— Je te traite de va-nu-pieds, m’a-t-il dit, mais je t’estime. Prends le mot pour ce qu’il vaut, c’est un grand mot. À mon sens, le bon Dieu t’a appelé, pas de doute. Physiquement, on te prendrait plutôt pour de la graine de moine, n’importe ! Si tu n’as pas beaucoup d’épaules, tu as du cœur, tu mérites de servir dans l’infanterie. Mais souviens-toi de ce que je te dis : ne te laisse pas évacuer. Si tu descends une fois à l’infirmerie, tu n’en sortiras plus. On ne t’a pas construit pour la guerre d’usure. Marche à fond et arrange-toi pour finir tranquillement un jour dans le fossé sans avoir débouclé ton sac. »

Je sais bien que je ne mérite pas sa confiance mais dès qu’elle m’est donnée, il me semble aussi que je ne la décevrai pas. C’est là toute la force des faibles, des enfants, la mienne.

— On apprend la vie plus ou moins vite, mais on finit toujours par l’apprendre, selon sa capacité. Chacun n’a que sa part d’expérience, bien entendu. Un flacon de vingt centilitres ne contiendra jamais autant qu’un litre. Mais il y a l’expérience de l’injustice. »

J’ai senti que mes traits devaient se durcir, malgré moi, car le mot me fait mal. J’ouvrais déjà la bouche pour répondre.

— Tais-toi ! Tu ne sais pas ce que c’est que l’injustice, tu le sauras. Tu appartiens à une