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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

dise, soumise à la loi de l’offre et de la demande, qu’on ne peut pas spéculer sur les salaires, sur la vie des hommes, comme sur le blé, le sucre ou le café, ça bouleversait les consciences, crois-tu ? Pour l’avoir expliquée en chaire, à mes bonshommes, j’ai passé pour un socialiste et les paysans bien pensants m’ont fait envoyer en disgrâce à Montreuil. La disgrâce, je m’en fichais bien, rends-toi compte. Mais dans le moment… »

Il s’est tu tout tremblant. Il restait sur moi son regard et j’avais honte de mes petits ennuis, j’aurais voulu lui baiser les mains. Quand j’ai osé lever les yeux, il me tournait le dos, il regardait par la fenêtre. Et après un autre long silence, il a continué d’une voix plus sourde, mais toujours aussi altérée.

— La pitié, vois-tu, c’est une bête. Une bête à laquelle on peut beaucoup demander, mais pas tout. Le meilleur chien peut devenir enragé. Elle est puissante, elle est vorace. Je ne sais pourquoi on se la représente toujours un peu pleurnicheuse, un peu gribouille. Une des plus fortes passions de l’homme, voilà ce qu’elle est. À ce moment de ma vie, moi qui te parle, j’ai cru qu’elle allait me dévorer. L’orgueil, l’envie, la colère, la luxure même, les sept péchés capitaux faisaient chorus, hurlaient de douleur. Tu aurais dit une troupe de loups arrosés de pétrole et qui flambent. »

J’ai tout à coup senti ses deux mains sur mon épaule.

— Enfin, j’ai eu mes embêtements, moi