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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

senter alors au tribunal de Jésus-Christ ?

— L’enseigner aux pauvres ? ai-je dit.

— Oui, aux pauvres. C’est à eux que le bon Dieu nous envoie d’abord, et pour leur annoncer quoi ? la pauvreté. Ils devaient attendre autre chose ! Ils attendaient la fin de leur misère, et voilà Dieu qui prend la pauvreté par la main et qui leur dit : « Reconnaissez votre Reine, jurez-lui hommage et fidélité » quel coup ! Retiens que c’est en somme l’histoire du peuple juif, avec son royaume terrestre, le peuple des pauvres, comme l’autre, est un peuple errant parmi les nations, à la recherche de ses espérances charnelles, un peuple déçu, déçu jusqu’à l’os.

— Et pourtant…

— Oui, pourtant l’ordre est là, pas moyen d’y couper… Oh, sans doute, un lâche réussirait peut-être à tourner la difficulté. Le peuple des pauvres gens est un public facile, un bon public, quand on sait le prendre. Va parler à un cancéreux de la guérison, il ne demandera qu’à te croire. Rien de plus facile, en somme, que leur laisser entendre que la pauvreté est une sorte de maladie honteuse, indigne des nations civilisées, que nous allons les débarrasser en un clin d’œil de cette saleté-là. Mais qui de nous oserait parler ainsi de la pauvreté de Jésus-Christ ? »

Il me fixait droit dans les yeux et je me demande encore s’il me distinguait moi-même des objets familiers, ses confidents habituels et silencieux. Non ! il ne me voyait pas ! Le seul dessein de me convaincre n’eût pas donné