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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

pas volontiers, à quoi bon ? Il suffit bien d’avoir entendu — ou cru entendre — une fois la plainte d’un peuple, une plainte qui ne ressemble à celle d’aucun autre peuple — non — pas même à celle du peuple juif, macéré dans son orgueil comme un mort dans les aromates. Ce n’est d’ailleurs pas une plainte, c’est un chant, un hymne. Oh ! je sais que ce n’est pas un hymne d’église, ça ne peut pas s’appeler une prière. Il y a de tout là dedans, comme on dit. Le gémissement du moujik sous les verges, les cris de la femme rossée, le hoquet de l’ivrogne et ce grondement de joie sauvage, ce rugissement des entrailles — car la misère et la luxure, hélas ! se cherchent et s’appellent dans les ténèbres, ainsi que deux bêtes affamées. Oui, cela devrait me faire horreur, en effet. Pourtant je crois qu’une telle misère, une misère qui a oublié jusqu’à son nom, ne cherche plus, ne raisonne plus, pose au hasard sa face hagarde, doit se réveiller un jour sur l’épaule de Jésus-Christ.

J’ai donc profité de l’occasion.

— Et s’ils réussissaient quand même ? ai-je dit à M. le curé de Torcy.

Il a réfléchi un moment :

— Tu penses bien que je n’irai pas conseiller aux pauvres types de rendre tout de suite au percepteur leur titre de pension ! Ça durerait ce que ça durerait… Mais enfin que veux-tu ? Nous sommes là pour enseigner la vérité, elle ne doit pas nous faire honte.