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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

de se chanter une chanson pour soi tout seul. Quand tu rencontres une vérité en passant, regarde-la bien, de façon à pouvoir la reconnaître, mais n’attends pas qu’elle te fasse de l’œil. Les vérités de l’Évangile ne font jamais de l’œil. Avec les autres dont on n’est jamais fichu de dire au juste où elles ont traîné avant de t’arriver, les conversations particulières sont dangereuses. Je ne voudrais pas citer en exemple un gros bonhomme comme moi. Cependant, lorsqu’il m’arrive d’avoir une idée — une de ces idées qui pourraient être utiles aux âmes, bien entendu, parce que les autres !… — j’essaie de la porter devant le bon Dieu, je la fais tout de suite passer dans ma prière. C’est étonnant comme elle change d’aspect. On ne la reconnaît plus, des fois…

« N’importe. Ton ami a raison. La société moderne peut bien renier son maître, elle a été rachetée elle aussi, ça ne peut déjà plus lui suffire d’administrer le patrimoine commun, la voilà partie comme nous tous, bon gré mal gré, à la recherche du royaume de Dieu. Et ce royaume n’est pas de ce monde. Elle ne s’arrêtera donc jamais. Elle ne peut s’arrêter de courir. « Sauve-toi ou meurs ! » Il n’y a pas à dire le contraire.

« Ce que ton ami raconte de l’esclavage est très vrai aussi. L’ancienne Loi tolérait l’esclavage et les apôtres l’ont toléré comme elle. Ils n’ont pas dit à l’esclave : « Affranchis-toi de ton maître, » tandis qu’ils disaient au luxurieux par exemple : « Affranchis-toi de la chair et tout de suite ! » C’est une nuance.