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JOURNAL

de croire à sa nécessité, on l’acceptait comme un fait. On ne la rétablira pas. L’humanité n’osera plus courir cette chance affreuse, elle risquerait trop. La loi peut tolérer l’injustice ou même la favoriser sournoisement, elle ne la sanctionnera plus. L’injustice n’aura jamais plus de statut légal, c’est fini. Mais elle n’en reste pas moins éparse dans le monde. La société qui n’oserait plus l’utiliser pour le bien d’un petit nombre, s’est ainsi condamnée à poursuivre la destruction d’un mal qu’elle porte en elle, qui, chassé des lois, reparaît presque aussitôt dans les mœurs pour commencer à rebours, inlassablement, le même infernal circuit. Bon gré, mal gré, elle doit partager désormais la condition de l’homme, courir la même aventure surnaturelle. Jadis indifférente au bien ou au mal, ne connaissant d’autre loi que celle de sa propre puissance, le christianisme lui a donné une âme, une âme à perdre ou à sauver.

♦♦♦ J’ai fait lire ces lignes à M. le curé de Torcy, mais je n’ai pas osé lui dire qu’elles étaient de moi. Il est tellement fin — et je mens si mal — que je me demande s’il m’a cru. Il m’a rendu le papier en riant d’un petit rire que je connais bien, qui n’annonce rien de bon. Enfin, il m’a dit :

« Ton ami n’écrit pas mal, c’est même trop bien torché. D’une manière générale, s’il y a toujours avantage à penser juste, mieux vaudrait en rester là. On voit la chose telle quelle, sans musique, et on ne risque pas